Elle est arrivée à Genève
par amour. Et elle n’en est
jamais repartie. La semaine dernière
à Fribourg, le Grand Prix
suisse de danse a récompensé
ses 55 ans de carrière. Une trajectoire
joliment tracée par Noemi
Lapzeson, qui découvrait le
mouvement à 5 ans par la rythmique,
à Buenos Aires. Dans son
petit appartement genevois des
Eaux-Vives, qu’elle n’a pas quitté
depuis son arrivée ici, elle revient,
sans nostalgie, sur son
métier exigeant, le regard lucide.
«J’ai commencé la danse au
jardin d’enfants avec une élève
de Jaques-Dalcroze. Puis un
jour, vers 10-11 ans, elle m’a dit
‘si tu veux danser, il faut aller
ailleurs.’» Elle se forme ensuite
avec une professeure de retour
des Etats-Unis, ce qui la mène à
la Juilliard School, à New York.
Elle n’a que 16 ans. Un an après,
la découverte d’une pièce de la
pionnière Martha Graham produira
en elle une sorte de déclic.
Sans codes ni étiquettes
La jeune Noemi Lapzeson fréquente
encore peu les salles de
spectacles mais elle est saisie
par la pièce. «Clytemnèstre
m’avait tellement impressionnée.
Je m’étais dit que je devais
me former au Studio de Martha
Graham, ce que j’ai fait. Elle
avait une réputation terrible.
Une année plus tard, elle m’a
demandé si je voulais intégrer
sa compagnie.» La carrière de
Noemi Lapzeson démarre alors
sur les chapeaux de roue, à 17-
18 ans. «Je suis restée 16 ans
avec elle.» Les souvenirs n’en
sont pas moins douloureux.
«L’apprentissage a été très dur
dans le choeur, dirigé par un danseur
qui nous traitait mal. Ça a
duré peut-être deux ans, jusqu’à
ce que je décroche mon premier
rôle. Nous n’étions pas considérés
comme des personnes mais
comme des objets à manipuler.»
Puis ce sont les premiers pas
sur le Vieux Continent. «Avec
Graham, c’était devenu dificile,
on ne tournait presque plus. Elle
était toujours ivre. Je suis partie
à Londres où j’ai enseigné et
dansé pendant quelques années.
» Noemi Lapzeson poursuit
alors sa carrière de pédagogue
déjà démarrée à la
Juilliard School.
«Au début, j’enseignais
strictement ce que j’avais appris,
partant de la base, de la technique
de Graham. Puis je me suis
beaucoup ouverte. Je suis restée
tellement d’années dans sa
compagnie que son langage était
en quelque sorte devenu le mien.
Mais plus j’enseignais, plus je
transmettais ce que je trouvais
logique, plus à moi», dit-elle
aujourd’hui, affranchie des codes
et des étiquettes.
Les mots ne sont d’ailleurs
pas utiles pour déinir sa propre
technique. «Il n’y a rien
d’enfermé. Celles et ceux qui ont
appris avec moi ont aussi fait
des pas en avant, dansé ce qu’ils
pensent être mieux. On apprend
surtout par la répétition.»
Répéter est la clé de tout
apprentissage, un apprentissage
coûteux pour les danseuses et
danseurs, qui ont le corps pour
instrument («c’est mieux de
choisir la musique», lâche-tel
le). «A mesure que je
changeais moi-même, ma
technique a évolué. Elle s’est
modiiée au contact des élèves.
J’ai aussi compris autrement ce
que j’avais assimilé à 17 ans.»
Fonder l’ADC
Noemi Lapzeson arrive à Genève
au début des années 1980.
Sans un sou en poche, avec le
père de sa ille, Suisse-allemand,
qu’elle rencontre à Londres, elle
décide de s’installer sur le territoire
helvétique – mais pas alémanique.
«Ma fille avait 3 ou
4 ans. On avait tellement voyagé
avec elle. Il fallait qu’elle se
fixe quelque part.» Alors elle
s’est ixée à côté, sourit-elle.
«La danse contemporaine
n’existait pas ici. J’étais au départ
venue donner un stage.
Puis j’ai commencé à proposer
des cours. Beaucoup de monde
voulait les suivre et danser.
C’est comme ça qu’on a créé la
compagnie. On faisait à peu
près une chorégraphie par année,
si ce n’est plus.»
Dans l’aventure étaient entre
autres embarqués Diane Deker,
aujourd’hui à Lausanne, Armand
Deladoëy, la danseuse argentine
Romina Pedroli, Yann
Marussich et Marcela San Pedro,
qui lui a consacré l’ouvrage Un
corps qui pense. Noemi Lapzeson,
transmettre en danse contemporaine,
dont l’adaptation cinématrographique
n’est toujours pas
sortie sur les écrans faute de financements.
Jesus Moreno lui avait aussi
rendu un très bel hommage jadis,
dans l’ouvrage de photos en
noir et blanc dédié à son travail,
entre 1981 et 1994. Dans la
pièce There is another shore, you
know (1981), la nudité du corps
dansant rappelle celle d’une
toile de Courbet ou d’un Man
Ray. «Je dansais nue parce que
la pièce l’exigeait, à une époque
où ça ne se faisait pas», dit-elle,
interloquée devant tant d’exposition
des corps nus dans les
chorégraphies actuelles.
A Genève, Noemi Lapzeson a
aussi (et bien sûr) créé l’Association
pour la danse contemporaine
(ADC). Certains soirs de
premières à la Salle des Eaux-
Vives, on la voit se fauiler après
la représentation dans la loge des
interprètes genevois – elle en a
formé bon nombre –, pour les féliciter.
«C’est plein maintenant. Il
y avait quatre personnes au départ!
La danse contemporaine a
pris une importance dans l’art.»
Noemi Lapzeson danse-t-elle
encore? La question lui paraît
saugrenue ce matin-là, dans son
intérieur truffé de livres. «J’ai
77 ans. J’ai dansé jusqu’à 60 ans.
Je trouve que c’est déjà beaucoup!
», répond-elle, le regard
clair. «J’ai arrêté de transmettre
l’an passé. Basta. Ça sufisait.»
Sa dernière pièce, Variations
Goldberg, date de 2015.
Rituel matinal
Elle «bouge» en revanche tous
les jours, pendant cinquante
minutes. Un mélange de yoga et
de mouvement chorégraphique,
comme un rituel matinal. «L’accent
est mis sur la respiration.
Mais j’ai extrêmement mal au
corps. On a fait une petite pièce
à Fribourg pour quatre danseurs
du Ballet Junior lors de la
remise des prix. Comme je le dis
aux jeunes, ‘Il ne faut pas vieillir,
il ne faut pas danser.’ Ou
alors il ne faut pas faire les deux
en même temps! Quelle envie
a-t-on de se torturer? La danse
n’est pas une torture quand on
est jeune. Mais comme un sportif
d’élite, on peut rencontrer de
très graves problèmes de santé.»
Avec l’âge, les opérations du genou
se sont enchaînées pour
Noemi Lapzeson.
Alors, tout cela transparaît
aussi dans le discours adressé
en remerciements de son Prix,
qu’elle nous lit à haute voix.
«On
peut tout manipuler, falsiier, les
images, les mots, les sentiments,
on ne peut pas transiger avec le
corps, sa douleur, sa peur. Créer
peut être un besoin mais c’est
surtout une discipline, du travail
de tous les jours qui implique
non seulement un travail
physique mais aussi un travail
de la pensée et de l’esprit», a-telle
entre autres souligné.
Aujourd’hui, le salon de Noemi
Lapzeson est jonché des
jouets de ses deux petits-enfants,
à qui elle consacre du
temps dans la semaine, loin des
studios de danse. «C’est tellement
différent d’être grandmère
que maman. On regarde
l’enfant d’une autre manière.
Comme un petit miracle.» Retourne-
t-elle parfois dans son
Argentine natale? «Je n’aime
pas y aller comme touriste. Ça
ne me dit plus rien. Nous y
avons tourné avec ma compagnie
et devions y retourner il y
a deux ans. Le gouvernement a
changé. Ça n’a pas marché. Ce
qui se passe aujourd’hui est un
peu triste, avec la droite au pouvoir.
L’art est moins important
que le football en tout cas.»
Un lumineux jardin d’hiver, des jouets d’enfants colorés jonchant le sol devant un mur de livres, l’univers de celle qui vient de recevoir des mains d’Alain Berset le Grand Prix suisse de danse 2017 lui ressemble, alliant sobrement nature, culture et chaleur familiale. Délicatement posé sur un fauteuil bas, son instrument, son corps menu, cassé par 55 ans de danse intensive, rappelle que Noemi Lapzeson a composé avec lui d’envoûtantes chorégraphies et a été le support d’un enseignement suivi par plusieurs générations de danseuses et danseurs.
C’est Un corps qui pense, titre du livre que lui a consacré son élève, la danseuse et chorégraphe chilienne Marcela San Pedro, fascinée par sa personnalité charismatique et par la finesse libératrice de sa pédagogie. «J’ai donné des cours durant 54 ans. J’ai commencé très jeune car je voulais communiquer mon art de manière empathique, ouverte, différente de ce que j’avais appris quand l’enseignement se faisait de manière tellement impitoyable», relève Noemi Lapzeson. Aujourd’hui, elle souffre par ce corps qui a tant communiqué: «La danse c’est la base de mes jours, mais mon corps me crie qu’il a mal. Je dis toujours qu’il ne faut pas vieillir ou qu’il ne faut pas danser!» Ce que n’a pas écouté une autre de ses élèves, Marthe Krummenacher. Elle vient, elle aussi, de recevoir un prix de l’Office fédéral de la culture, celui de danseuse exceptionnelle 2017. Très attachée à Noemi pour qui elle a notamment dansé à Genève après l’avoir fait sur les plus grandes scènes internationales, c’est le choix du cœur quand elle participe à plusieurs de ses spectacles. «Noemi est ma marraine de danse. Son regard m’a porté. J’étais encore une enfant quand je l’ai connue, mais elle m’a donné confiance et fait sentir que j’étais à ma place en dansant.»
J’étais le centre du monde. Ce n’est pas bien, je l’ai appris plus tard à mes dépens, mais mes parents étaient des gens exceptionnels. Je me dis que je leur dois tout ce que j’ai fait et ce que je suis
Noemi Lapzeson, qui est à l’origine d’un bel élan vers la danse contemporaine en Suisse romande, est née en Argentine en 1940 dans une famille d’érudits. Sa mère Cecilia, physicienne et musicienne, son père Elias, avocat et cinéphile, n’ont eu qu’une fille unique et adorée. Elle a baigné dans l’art, toutes disciplines confondues. «J’étais le centre du monde. Ce n’est pas bien, je l’ai appris plus tard à mes dépens, mais mes parents étaient des gens exceptionnels. Je me dis parfois que je leur dois tout ce que j’ai fait et ce que je suis aujourd’hui.» La musique emplissait l’espace
Enfant, Noemi joue des heures à la marelle, articulant déjà son corps en courtes phrases chorégraphiques. «Je dansais aussi lorsque, en rentrant de l’école, j’entendais ma mère jouer du Bach sur son orgue. La musique emplissait l’espace de la maison et tout mon être en était imprégné. Je me glissais derrière elle, j’esquissais quelques pas sans qu’elle ne me voie. Bach m’a mené vers la danse.»
Elle débute avec une élève de Jaques-Dalcroze qui lui conseille très vite d’aller se former à l’étranger. Après avoir créé sa toute première chorégraphie à l’âge de 14 ans, la jeune fille s’envole vers New York pour suivre des cours à la fameuse Julliard School. «Je l’avais voulu, mais c’était une déchirure. J’ai longtemps pleuré en lisant du Balzac. Je jouais du piano chez Philip Glass. Et soudain, je me suis retrouvée New-Yorkaise…» Noemi Lapzeson aime, quand elle le peut, aller voir des spectacles dans cette cité bouillonnante qui inspire les créateurs. Un jour, elle reste sans voix devant l’un d’entre eux: Clytemnestre de Martha Graham, fameuse chorégraphe, un des mythes fondateurs de la danse contemporaine. «J’étais sidérée par l’intelligence de sa chorégraphie. J’ai décidé qu’il fallait que je danse pour elle. J’étais effrayée car elle avait la réputation d’être terrible avec ses danseurs, mais j’y suis allée.» Avec Martha Graham
Elle restera huit ans chez la grande dame et dansera même en duo avec elle, incarnant la jeune Héloïse dans un ballet alors que Martha Graham interprète l’héroïne âgée. A la fin des années soixante, elle quitte celle qu’elle admirera au-delà des ans. «J’ai créé la London Contemporary Dance Company avec Bob Cohen. Le souci, c’est que j’avais touché le sommet avec Graham. Quand on a commencé au top, c’est difficile de redescendre.»
Intransigeante par respect pour la danse, exigeante envers elle-même, Noemi arrête de danser – sans cesser de donner des cours dans le monde entier – et s’installe dans le midi de la France avec son mari d’origine suisse alémanique. En 1976, elle donne naissance à sa fille Andrea et, quelques années plus tard, la petite famille s’installe à Genève. La passion de l’enseignement rattrape Noemi Lapzeson qui ouvre un cours où tous les Genevois avides d’apprendre la danse contemporaine se précipitent. Notamment le metteur en scène valaisan Armand Deladoey, qui deviendra son partenaire dans son premier duo: «Nous sommes tombés en amitié, comme on peut tomber amoureux. Elle m’a permis de m’exprimer avec le corps et cela a complètement changé ma manière d’envisager le théâtre.» Avec d’autres danseurs, il sera l’un des piliers de sa compagnie, Vertical Danse.
Ainsi «La rose de personne», comme l’écrit son ami le musicologue et poète Philippe Albèra, a entraîné dans son sillage un mouvement vers le mouvement contemporain. «Une famille réinventée pour elle l’égarée (…) arrivée comme par effraction de lointaines contrées imaginaires, avec ses yeux qui brillaient et brillent toujours des ciels de désirs insatiables curieux.» (24 heures)
Née en 1940 à Buenos Aires, Noemi Lapzeson arrive à Genève en 1980. Partie pour New York à seize ans,
elle est pendant douze ans soliste chez Martha Graham.
En 1969, elle crée à Londres avec Bob Cohen la London Contemporary Dance Company and School.
Parallèlement, elle enseigne à Montréal, Toronto, Angers, Paris, Tel Aviv, Buenos Aires et… Genève,
où elle enseigne d’abord au Grand Théâtre avant de donner des cours privés qui formeront plusieurs générations de danseurs.
En 1986, elle fonde avec Philippe Albera et Jean-François Rorhbasser l’Association pour la danse contemporaine (ADC) qui va définitivement métamorphoser le paysage chorégraphique genevois. En 1989, elle crée sa propre compagnie, Vertical Danse.
En 2017 Noemi Lapzeson reçoit le Grand Prix suisse de danse.